samedi 24 juin 2017

L’appel de détresse du pays en dehors.

Daniel Gerard Rouzier
Il y a quelques jours, en parcourant les réseaux sociaux, je suis tombé sur une scène insolite : des membres de Conseils d'Administration de Sections Communales (CASEC) fraîchement élus prêtaient serment dans une langue qui n’était vraisemblablement pas la leur et qu’ils ont écorchée à satiété. Sans le savoir, peut-être même sans le vouloir, ils avaient chacun enfilé l’écharpe traditionnelle, tête en bas, comme en signe de détresse.

Au delà de ce spectacle aussi pénible que révélateur de ce que nous sommes devenus, je ne suis pas certain que nos nouveaux élus auraient pu faire mieux en Créole. Qui pis est, les commentaires qui ont suivi sur la plupart des réseaux sociaux m’ont renversé. La suffisance de certains n’a eu d’égale que la malice des autres. Quoi qu’il en soit, je me suis retrouvé à me demander comment nous étions collectivement arrivées à une telle apathie pour le pays en dehors, pour cette frange de nos concitoyens, pour cette majorité laissée à elle-même depuis si longtemps et qui pour n’avoir jamais eu accès à une école de qualité n’arrivait plus à s’exprimer dans une langue vivante.

La prestation de serment de nos CASECS est un rappel cinglant, s’il le fallait, que nous vivons une crise sans fond en Haïti, une crise qui, pour citer Laënnec Hurbon, «excède la raison, parce que tout simplement aucun modèle tout construit ne peut s’y appliquer. »

Sans être celui qui aura le toupet de jeter la première pierre, sans me désolidariser de la responsabilité collective de refaire ce pays, de reconstruire l’homme haïtien, de lui permettre de vivre et d’élever sa progéniture dans la dignité, dans ma quête de solutions, devant la léthargie voire même l’inanité de notre communauté, je me permets humblement de partager ici un passage d’un livre paru il y a 150 ans (à la veille de la plus longue et de la plus meurtrière de nos guerres civiles), un livre qui résonne encore fort aujourd’hui et qui devrait interpeller notre sens du civisme, de la solidarité et de la cohérence.

« Des révolutions d’Haïti, de leurs causes et de leurs remèdes. » a été écrit par deux hommes qui avaient chacun marqué leur temps et qui tentaient désespérément alors d’éviter le pire au pays : Le Dr Jean-Baptiste Dehoux, né en Haïti avait été doyen de la faculté de médecine et de pharmacie et le Pasteur méthodiste Marc Baker Bird, originaire d’Angleterre était Haïtien dans l’âme (une de nos meilleures écoles porte encore son nom aujourd’hui.).

Soit dit en passant que ce passage a été aussi repris par le président Sténio Vincent dans le premier tome d’«En posant les jalons.»

Il y a 150 ans, Bird et Dehoux écrivaient ceci : « Cette ‘minorité pensante’ ne pense qu’à elle. La condition du peuple ne la touche pas. Elle n’a ni sympathie, ni sollicitude pour les masses. Elle ne se répand pas au milieu des populations rurales. Elle vit campée dans son orgueil dans un haut sentiment de supériorité. Elle n’aide pas le gouvernement, même lorsque quelques uns de ses membres en font partie ce qui était presque toujours le cas. C’est au gouvernement seul à travailler, à améliorer les hommes et les choses. Qu’il se débrouille… De telle sorte que la situation pouvait se résumer comme suit au point de vue social ; masses primitives, sans direction et sans but, ‘minorité éclairée’ indifférente à tout, sauf à elle-même, et enfin gouvernements composés d'incapables, exclusivement préoccupés de la stabilité de leur pouvoir, de la découverte et de la répression de complots, ourdis contre eux…

…Au sein de la cité haïtienne, dans les régions occupées par l’élite, c’est une anarchie d’idées et de volontés. Le grand malheur est qu’elles ne sont pas soudées entre elles pour la réalisation de buts communs. Il y a absence de collaboration et de coopération. L’élite s’isole volontairement. Et elle s’isole non pas seulement entant que groupe mais aussi entant qu’individu. Elle perd ainsi forcément la conscience des résultats imminents. Ce ne sont plus alors que des individus inassociés ne songeant guère qu’à eux, même dans leurs velléités altruistes. Vanité exacerbée, amour-propre morbide, âpre poursuite d’ambitions personnelles, désastreuses rivalités, voilà ce qui les caractérise pour la plupart. C’est un agglomérat de pontifes où l’unité nécessaire pour un effort collectif a été impossible jusqu’à présent. »

Avons-nous vraiment changé depuis ?

Daniel Gerard Rouzier

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